La construction de l’institution des sourdes-muettes
De 1834 à 1860, Thiac composa quatre projets différents présentant des caractères déjà rencontrés dans ses constructions publiques, notamment au palais de justice : répétition, en plan, d’un module de base, le carré, qui permettait d’obtenir un édifice homogène ainsi qu’une organisation rationnelle de l’espace ; accentuation de la symétrie par une articulation centrale ; traitement architectural sur des variations italianisantes.
Les premiers plans, datés de 1834, semblaient réunir tous les critères attendus par les membres du Conseil d’administration : « commodité des services » et « facilité de surveillance » grâce à une distribution des locaux très fonctionnelle, « salubrité générale » et « circulation d’air » par la présence de vastes cours et de jardins, « séparation des sexes » facilitée par une organisation en quartiers fonctionnant de manière autonome.
En effet, les quartiers des filles et des garçons se développaient autour de cours à portiques, tandis qu’un troisième quartier, séparant les deux précédents, réunissaient autour d’une nouvelle cour les services administratifs. En façade, trois avant-corps abritaient la chapelle placée au centre et deux logements. A l’arrière, les dépendances se développaient selon un plan semi-circulaire ; elles étaient bordées par les jardins des filles et des garçons.
Cette construction oblongue, élevée sur deux niveaux, abritait de vastes salles de classe, des bureaux, des pièces de vie et des dortoirs distribués par de larges couloirs. L’air et la lumière pénétraient dans le bâtiment grâce à de hautes baies ouvrant sur les cours et sur les jardins environnants. Ce premier projet fut rejeté au motif « que le temps n’était pas propice aux constructions, que le bâtiment, aux moyens de quelques travaux, peut très bien pourvoir aux besoins du moment… »
Plan du rez-de-chaussée du projet de 1834
Un nouveau projet allait être proposé quelques années plus tard en 1839. Cette fois-ci, le bâtiment s’inscrivait dans une enceinte rectangulaire dont les murs latéraux s’incurvaient pour former une saillie à la manière des exèdres des basiliques romaines. Le nouvel édifice se développait à présent sur trois niveaux et s’organisait autour de deux vastes cours rectangulaires respectivement destinées aux filles et aux garçons.
Ces deux quartiers étaient séparés par un couloir, véritable axe de symétrie de la construction, menant à la chapelle et aux dépendances. La façade était précédée de deux ailes abritant les logements du personnel, tandis qu’aux angles étaient placés quatre escaliers menant aux étages. Conformes en tous points aux vœux des administrateurs de l’Institution, ces plans étaient à nouveau refusés, les devis jugés trop onéreux.
Coupe du projet de 1834.
Le troisième projet, composé en 1845, répondait à une demande du ministre des Travaux publics. Celui-ci adressait à Thiac un programme (1) de construction, semblable en bien des points à celui de 1839, et le chargeait de rédiger un projet dans l’esprit des précédents, pour un bâtiment à édifier sur l’emplacement de l’Institution existante.
Le bâtiment devait désormais occuper le terrain des Catherinettes, un terrain quadrangulaire imposé par l’ouverture des rues Abbé-de-l’Epée et Castéja (2), ce projet de voirie étant encore à l’état d’étude toutefois. Cette parcelle, au tracé quadrangulaire, contraignait l’architecte à concevoir un plan original.
Elévation du projet de 1845.
Thiac concevait une nouvelle fois un plan en deux quartiers séparés par le bâtiment de l’administration et des services généraux, comme dans les projets antérieurs. Ce corps de bâtiment, annoncé par une façade en retrait, s’organisait autour de deux cours de service. Mais la Révolution de 1848 allait cette fois-ci empêcher la réalisation de ce projet. Il est intéressant de noter que dès cette époque, l’architecte paraît avoir trouvé les dispositions définitives de l’Institution.
Ce plan, fruit de l’observation des premières expériences de regroupement, était semble-t-il très inspiré des programmes de constructions des hospices et autres établissements de bienfaisance. Aussi un net fonctionnalisme s’observe dans la distribution des niveaux : le rez-de-chaussée est réservé aux loisirs et aux travaux manuels, le premier étage aux études, le dernier au repos ; le tout, dans un souci d’hygiène parfaite.
Finalement, en 1859, répondant une nouvelle fois aux souhaits du ministre, Thiac envoyait les plans définitifs (3) après d’ultimes modifications rendues nécessaires par la publication d’un décret (4) attribuant les locaux de l’Institution de Bordeaux aux seules filles sourdes-muettes. Ces plans étaient approuvés en 1860, et l’année suivante, une somme de 200000 francs était mise à disposition pour commencer les travaux.
Ces derniers occupèrent les années 1861 à 1870, et se déroulèrent en deux grandes campagnes. La première s’attachait à l’édification du quartier A (au sud), du bâtiment central et d’une aile du quartier B (au nord) tandis que la seconde consistait en l’achèvement du quartier B. Le choix d’une telle organisation avait été motivé par des impératifs d’ordre financier d’une part, l’étalement des travaux permettant la répartition des crédits en plusieurs annuités, d’ordre pratique d’autre part, le maintien de l’occupation des anciens locaux évitant la fermeture de l’établissement.
Les travaux de terrassement et de fondation sont donc mis en œuvre à partir du mois de juillet 1861. Ils sont confiés à l’entrepreneur Barbouteau qui fournit en grandes quantités pierres et moellons sélectionnés dans les meilleures carrières de Gironde : Bourg, Saint-Macaire, Roque ou Rauzan. Menés avec ardeur, ces travaux sont achevés en février 1862, et permettent la pose des premières assises du soubassement de la façade postérieure du quartier A. La cérémonie de pose de la première pierre est alors organisé et sa date fixée au 10 avril. Cette célébration officielle consiste à sceller dans une pierre consacrée une boîte renfermant des pièces de 10 et 20 francs en or au millésime de 1862 ainsi qu’une médaille commémorative en bronze.
Au printemps suivant, les poutres et solives en sapin du nord des planchers du premier étage du quartier A sont posées, et en janvier 1863, les murs du second étage sont prêts à recevoir la charpente et la couverture de tuiles creuses. En revanche, la maçonnerie et les planchers du bâtiment central et d’une aile du quartier B ne sont élevés que d’un étage. Quant à la chapelle et au vestibule qui la précède, leur construction accuse un retard plus considérable encore, puisqu’ils ne s’élèvent que de quelques assises au-dessus des soubassements.
Au début de l’année suivante, le gros-œuvre est achevé. Les aménagements intérieurs débutent en suivant, notamment les installations nécessaires à la salle des bains et à la buanderie. La décoration sculptée du bâtiment central est entamée et à la fin de l’année, les vitraux sont posés dans la chapelle.
En août et septembre 1865, les pensionnaires délaissent les vieux bâtiments du couvent et s’installent dans les parties achevées du nouvel édifice. L’inauguration de la chapelle le 19 octobre marque le terme de cette première campagne de construction.
Dès novembre 1865, la démolition du couvent des Catherinettes est entreprise. Le terrain ainsi libéré est mis en chantier dès le mois de mars suivant. Cette seconde campagne de travaux est désormais placée sous la direction de l’architecte Louis Labbé nommé en janvier 1866 à la suite du décès d’Adolphe Thiac, survenu le 24 décembre 1865.
Coupes.
Un an plus tard, les murs s’élèvent jusqu’au premier étage et à la fin de l’année 1867, le quartier B est couvert. Les travaux d’aménagement se poursuivent tout au long de l’année 1869, et si l’architecte Labbé estime en juillet « que l’œuvre est arrivée à sa fin » (5), c’est bien l’année suivante, en 1870, que les sourdes-muettes prennent possession de la totalité des bâtiments.
Cependant, les travaux d’aménagement (6) se poursuivent jusqu’à la fin des années 1880. On installe ainsi dès 1881, dans l’aile bordant la rue Castéja, un savant système d’hydrothérapie afin de compléter la salle des bains. L’année suivante, la cour d’honneur est transformée par l’architecte Jean-Jacques Valleton ; elle est dotée de nouveaux massifs et on y installe le groupe de l’abbé de l’Epée enseignant aux enfants réalisé par Louis Auvray. Enfin, l’adoption de la méthode d’enseignement oral, à l’issue du Congrès de Milan de 1880, conduit à augmenter le nombre de salles de classe ; en 1884, cinq grandes salles sont redistribuées en vingt-deux classes plus petites.
Au début du XXe siècle, le chauffage central par mélange d’air et de vapeur vient suppléer, en quelques points du bâtiment, les poêles et cheminées inefficaces ; son usage est étendu à toutes les pièces à partir de 1932.
L’allure générale extérieure de l’Institution des sourdes et muettes est restée intacte depuis son achèvement en 1870. Fermée par une grille imposante, la vaste cour d’honneur aux façades rythmées de baies cintrées et rectangulaires conduit à l’entrée, signalée par un porche hors-œuvre qui rappelle, avec son imposant arc en plein-cintre, la façade de l’église San Andréa de Mantoue dessinée par Alberti en 1472. Un ordre colossal de pilastres jumelés à cannelures embrasse le second niveau où s’ouvrent deux baies en plein-cintre de part et d’autre de la statue de l’abbé de l’Epée et supporte un fronton triangulaire surélevé masquant un étage de combles. L’horloge et l’inscription du nom de l’institution ont disparu de ce fronton.
Le porche franchi, on pénètre dans un vestibule de plan barlong où piles et colonnes portent un plafond à caissons orné de rosaces. Sur la droite se trouvait la sacristie tandis qu’un grand escalier desservant les étages lui faisait face. Dans l’axe du vestibule se trouvait la chapelle. De plan rectangulaire, elle comprenait une nef de trois travées couverte d’une voûte en plein-cintre, une galerie tenant lieu de bas-côté et supportant une tribune, et un chœur en hémicycle couvert d’une voûte en cul-de-four. Deux petites cours de service flanquent cette chapelle.
Vue du porche.
Au-delà de la chapelle, la partie occidentale du bâtiment central s’élève sur un étage de soubassement qui abritait la cuisine, la buanderie, deux puits et différentes pièces de services. Au rez-de-chaussée se trouvaient les réfectoires et la salle des bains. Deux vastes salles de classe occupaient l’étage au-dessus tandis que l’infirmerie, la pharmacie et la salle des convalescentes étaient regroupées au dernier niveau. Un escalier tournant à trois volées droites, ménagé autour d’un jour central couvert par une verrière, s’élève du soubassement jusqu’à l’étage des combles pour desservir ces différents niveaux.
Deux couloirs transversaux mènent du bâtiment central aux quartiers septentrional et méridional qui se développent autour d’une élégante cour à portiques. Les ailes qui bordent ces cours abritent, au rez-de-chaussée, de vastes salles de récréation ouvrant sur le jardin situé à l’arrière du bâtiment, des ouvroirs, une salle de repassage, des parloirs et des bureaux. Au premier étage se trouvaient les cellules des sœurs, les classes de dessin et d’écriture, les classes supplémentaires, enfin le logement de l’agent comptable et celui du directeur du côté de la cour d’honneur. Le second étage regroupait les dortoirs des élèves, la lingerie et les vestiaires. Aux angles du bâtiment quatre escaliers dont les volées tournant en demi-cercle sont supportées par des portiques, desservent les étages.
Pour racheter l’austérité et la monotonie de cet immense édifice, Thiac introduit des variations dans le traitement du parement. Les façades des quartiers sud et nord ont reçu, sur rue, une élévation variant de celle de la cour d’honneur. Les baies en plein-cintre se détachent, au rez-de-chaussée, sur un bossage continu en table qui rappelle les palais de la Renaissance italienne. A l’étage supérieur, séparé par un large bandeau, alternent des baies rectangulaires et des tables fouillées rythmées par des pilastres cannelés.
Au-dessus, l’entablement décoré de modillons soutient une corniche. Côté jardin, l’élévation des quartiers est marquée par le contraste entre le soubassement percé de baies rectangulaires, séparées par des piliers engagés qui précèdent deux étages de baies en plein-cintre moulurées. Dans les parties hautes, le traitement est identique à celui des élévations latérales. L’architecte avoua lui-même qu’ainsi achevée, la nouvelle Institution des sourdes muettes lui apparut austère et d’une régularité monotone. Il tenta de racheter la rigueur de ce parti en animant les élévations de détails stylistiques classiques et d’ornements sculptés. Les moulures et motifs décoratifs qui animent linteaux, chambranles, allèges, tables, bandeaux, frises et corniches, donnent ainsi du relief au bâtiment.
Des motifs de patères et de boucliers ornent les écoinçons des baies et les frises d’entablement. L’alphabet dactylologique sculpté sur les tables saillantes, dans la cour d’honneur, anime les murs et rappelle aux passants la destination de l’édifice. On peut même évoquer la profusion décorative du porche avec des médaillons à tête d’anges, des rosaces, des palmettes, des chapiteaux à feuillages, ainsi qu’une frise décorée de têtes de jeunes filles qui rappellent encore la fonction hospitalière et bienfaisante du bâtiment en l’assimilant à un édifice religieux. L’ensemble des sculptures y compris la statue en pied de l’abbé de l’Epée et les quatre médaillons du porche représentant l’abbé de l’Epée, l’abbé Sicard, l’archevêque Champion de Cicé et Saint Sernin, furent réalisés par Louis André de Coëffard de Mazerolles, dès 1863.
Le porche est également décoré de médaillons à têtes d’anges, de rosaces, de palmettes, de pilastres cannelés à chapiteaux feuillagés et d’une frise décorée de têtes de jeunes filles.
A l’intérieur, l’extrême fonctionnalité du bâtiment s’accompagne d’un dépouillement relatif. Dans le vestibule, des colonnes supportent un plafond orné de caissons à rosaces, et des tables de marbre noir indiquent les noms des bienfaiteurs de l’Institution.
La chapelle, enfin, avec sa fresque et ses vitraux, constituait l’ensemble le plus important de cet ensemble décoratif (7). En 1865, l’abside et le cul-de-four de cette chapelle avaient reçu une peinture à la cire représentant « la sainte Vierge assise, entourée d’anges et accompagnée des patriarches et des prophètes » (8). Cette fresque, réalisée par Joseph Villiet ou par son atelier, se développait au-dessus d’un décor à motifs de feuillages. La liaison entre ce décor et la fresque se faisait par le biais d’une frise imitant un drapé sur lequel figuraient des anges et l’inscription ”IHS”. La fresque proprement dite se développait au-delà de cette frise jusqu’au cul-de-four et s’organisait en deux registres suivant une iconographie traditionnelle de la Vierge en Gloire. Le premier, illustrant la terre, représentait deux groupes de prophètes et de patriarches, le visage levé vers deux anges posés sur un nuage et tenant un phylactère.
Le registre supérieur, auquel conduisaient les deux anges, illustrait le royaume céleste avec sa voûte étoilée et les nuées soutenant des anges et au centre la Vierge assise sur un trône et portant l’Enfant. La figure de la Vierge au milieu des anges, la gravité des visages mais aussi le traitement du drapé (grands plis), le naturalisme et la simplicité des personnages évoquaient l’art de la peinture italienne de la Renaissance. Cette source d’inspiration caractérisait aussi les vitraux historiés placés dans les parties hautes de la chapelle, réalisés également par l’atelier de Villiet.
Ces vitraux, disposés deux par deux dans six fenêtres, représentaient « des saintes Vierges martyres, des saintes Vierges et religieuses, et des saintes femmes, au nombre de vingt-trois » (9). Au-dessus étaient disposés six oculi, décorés d’anges portant des couronnes. Les techniques de la grisaille et des émaux étaient employées pour réaliser ces verrières dont les tons pastels étaient à dominante bleu, pourpre et marron.
Malheureusement, cet ensemble décoratif ne survivra pas au changement de destination de l’édifice. En effet, dès 1945, le secrétaire général pour la police fait part au directeur de l’Institution d’un projet de transfert de ses services dans les locaux de la rue Abbé de l’Epée. Les tentatives du ministre de la Santé publique, dont dépend l’établissement, pour éviter cette réquisition en proposant d’y réunir les services régionaux et départementaux de l’assistance se soldent par un refus. Le projet du ministère de l’Intérieur est rendu officiel par le décret du 4 janvier 1949 (10).
(11) La chapelle, disparue lors des travaux d’installation des services de police, n’est plus connue aujourd’hui que par une photographie conservée à l’Institut des Jeunes Sourds de Gradignan.
Photographie de la chapelle.
Références : Myriam Vialatte « L’architecte Joseph-Adolphe Thiac et l’Institution impériale des sourdes-muettes de Bordeaux » Université de Bordeaux III, UER Lettres et arts, 1992.
(1) A.N. : F 21 1666.
(2) Archives municipales de Bordeaux, 64 0 251 et 275, expropriations rues Rolland et Saint-Martin
(3) A.N. : F 21 868. Lettre de Thiac datée du 23 août 1859.
(4) A.D.Gironde : X B. Décret du 11 septembre 1859 : “ (…) Article 1er : L’Institution impériale des sourds-muets de Paris est exclusivement affectée aux élèves du sexe masculin, et celle de Bordeaux aux jeunes filles atteintes de surdi-mutité”.
(5) A.N. : F 21 869. Rapport de l’architecte Louis Labbé.
(6) A.N. : F 21 869, F 21 2331, F 21 6052 et F 21 6053.
(7) A.N. : F 21 868. Devis du 12 avril 1865.
(8) A.N. : F 21 868. Devis du 15 novembre 1864.
(9) Journal officiel du 5 janvier 1949 : « (…) est affecté au ministère de l’Intérieur, en vue de l’aménagement d’une cité administrative, l’immeuble domanial situé rue Abbé de l’Epée, à Bordeaux, et précédemment utilisé par l’Institution nationale des sourdes-muettes (…) ».
(10) A.N. : F 21 868. Devis du 15 novembre 1864.
(11) Journal officiel du 5 janvier 1949 : « (…) est affecté au ministère de l’Intérieur, en vue de l’aménagement d’une cité administrative, l’immeuble domanial situé rue Abbé de l’Epée, à Bordeaux, et précédemment utilisé par l’Institution nationale des sourdes-muettes (…) ».